28

Elle leva sur lui des yeux stupéfaits.

– Qui es-tu vraiment, Jehn ?

– Je te l’ai dit : un voyageur. Que connais-tu de cette marque ?

– L’ignores-tu toi-même ?

– Je t’ai posé une question !

Elle hésita, puis répondit :

– La légende prétend qu’autrefois, les rois des cités la portaient. Elle signifiait qu’ils étaient protégés par les dieux, dont ils descendaient. On dit aussi qu’ils possédaient des pouvoirs surnaturels. Nul ne pouvait rien contre eux.

– Portes-tu cette marque toi-même ?

Elle fit la grimace.

– Tu sais bien que non. Tu m’as vue nue tout à l’heure. Elle a disparu depuis des dizaines de générations. Avec le temps, le sang des dieux anciens s’est perdu. Alors, les eaux de l’Océan ont commencé à monter. Et les cités ont été englouties, l’une après l’autre.

Soudain, elle recula et siffla :

– Seule Yshtia a su résister. Nous avons lutté contre les dieux. Peut-être nous avaient-ils condamné à disparaître. Mais nous les avons vaincus.

Elle insista, d’une voix hystérique :

– Tu entends ? Nous les avons vaincus ! La Digue nous protège. Jamais aucune tempête ne parviendra à l’emporter !

– Calme-toi ! Je ne te veux pas de mal. T’aurais-je sauvé la vie si ce n’était pas le cas ?

Au-delà de sa fureur, Jehn devina la frayeur et le désespoir. Peu à peu, la vérité lui apparut sous un angle tout à fait différent. Yshtia était une cité très ancienne. Sans doute avait-elle connu un passé prestigieux, dont ce qu’il découvrait aujourd’hui n’était plus que le pâle reflet. Une ville, un peuple âgés et affaiblis, héritiers d’une race disparue. Il comprenait à présent d’où provenait ce sentiment de malaise diffus. Une menace qui n’était pas dirigée contre lui, mais plutôt contre la cité elle-même. Yshtia était condamnée à disparaître. Asdahyat s’accrochait à l’espoir insensé que la puissante digue la protégerait indéfiniment. Mais Jehn savait que le temps inexorable finirait par en avoir raison. Et la jeune femme ne l’ignorait pas, même si elle le refusait de toutes ses forces.

Soudain, elle le regarda étrangement, puis tourna les yeux vers le loup, qui s’était installé devant l’âtre. Elle hésita une seconde, puis demanda :

– Dis-moi, Jehn, possèdes-tu des vêtements rouges ?

– Pourquoi me demandes-tu ça ?

Elle eut un sourire énigmatique, puis répondit :

– Parce que j’aime particulièrement cette couleur.

Il devinait qu’il existait une autre raison, qu’elle ne lui dévoilerait pas. Il dit :

– Oui, je possède des vêtements rouges.

– Alors, je souhaiterais que tu les portes ce soir, lorsque je te présenterai au roi. J’aimerais aussi que le loup t’accompagne.

– Cela ne dépendra que de lui. Mais comme il me suit partout…

Elle éclata de son rire aigu, puis ajouta :

– Je vais te laisser à présent. Je dois aller accueillir mon père. Je reviendrai te chercher.

Il acquiesça d’un signe de tête.

Lorsqu’elle fut sortie, les deux filles revinrent vers lui. Avec des gestes timides, elles entreprirent d’achever de le déshabiller, non sans examiner du coin de l’œil la marque mystérieuse. Il se glissa dans l’eau chaude avec un soupir de bien-être. Une sensation de calme l’envahit. Gwanea ne l’avait pas abandonné. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, le signe en forme de trident le protégeait.

Tandis que les filles le frottaient avec des éponges parfumées, il ferma les yeux et laissa l’esprit de la ville le pénétrer. C’était une technique qu’il avait coutume de pratiquer lorsqu’il chassait en forêt. Il lui semblait étendre les limites de son propre corps, s’intégrer à l’environnement. Il percevait alors le moindre frémissement de vie, la présence de chaque être vivant, plante ou animal. Il savait alors si les esprits lui seraient favorables, et si la chasse serait fructueuse.

Il émanait de la cité un désespoir informulé, l’écho d’une condamnation qui avait frappé ses habitants depuis bien longtemps déjà, et qu’ils niaient farouchement. Sans doute était-ce pour cela qu’ils refusaient tout contact avec les peuples de l’extérieur, utilisant leur puissance pour les asservir plutôt que de s’en faire des alliés. Les Khress cultivaient leur image de démons parce qu’en réalité ils avaient peur. Ils se savaient condamnés et vivaient repliés sur eux-mêmes, mordant les frontières de leur territoire comme des chiens féroces, attendant la fin avec une sorte de fatalisme effrayant. Ainsi s’expliquaient les visages fardés et fatigués qu’il avait croisés dans les galeries du palais.

Cependant, s’ils n’avaient été aussi imbus de leur supériorité, ils auraient accepté d’abandonner cette cité maudite et noué des contacts amicaux avec les autres peuples. Seul leur stupide orgueil le leur interdisait.

Enfin il sortit de la vasque de pierre. Les deux filles l’essuyèrent en jacassant dans leur langue mystérieuse. Par jeu, il leur demanda la traduction de certains mots courants. Contrairement à ceux de la tribu de Noïrah, ils étaient très différents des siens.

– Parlez-moi du roi Gordlonn, dit-il soudain.

Elles se regardèrent, puis l’une d’elles, plus hardie, se décida :

– Que veux-tu savoir ?

– Est-il un bon souverain ?

– Oui ! Gordlonn est un bon souverain. Mais…

Elle hésita. Jehn lui prit la main.

– Mais quoi ?

– Il est très malheureux.

– Malheureux ?

– Une malédiction pèse sur Yshtia, et sur tous ses habitants. Mais c’est surtout lui qu’elle frappe. Il a perdu ses deux épouses. La seconde était la mère de la princesse Asdahyat, à qui tu as sauvé la vie. La première était la mère du prince Brendaan. Tu le rencontreras sans doute ce soir.

– Parle-moi de cette malédiction.

Elle hésita.

– Ici, c’est un mal dont on n’ose pas prononcer le nom.

– Alors, comment puis-je savoir ?

Elle soupira. Les yeux verts de l’étranger détruisaient toutes ses résistances.

– Il s’agit de… de la Cavale de la Nuit.

– La Cavale de la Nuit ?

– À Yshtia, elle est le symbole des cauchemars qui hantent nos esprits. C’est un cheval noir qui visite les humains pendant leur sommeil et qui sème l’angoisse et la terreur dans leur âme. Notre roi Gordlonn est sujet à ses attaques toutes les nuits. Personne ne sait s’il s’agit d’un esprit ou d’un cheval qui existe réellement. Plusieurs fois déjà, il a envoyé ses hommes pour le capturer. Mais jamais aucun d’eux n’est revenu. Je crois qu’il accordera tout ce qu’il veut à celui qui saura le débarrasser de cette malédiction.

Jehn hocha la tête.

– Un cheval noir, dis-tu ?

Une image furtive lui traversa l’esprit. Où avait-il déjà aperçu un cheval de cette couleur ? La fille écarta sa robe, et montra entre ses seins un collier constitué de perles ovales d’une matière dorée.

– C’est de l’ambre, dit-elle. Elle nous protège des mauvais esprits. Mais elle est impuissante à défendre notre pauvre roi.

Jehn sourit.

– J’ignore tout de cette Cavale de la Nuit. Mais si je peux faire quelque chose, je te promets d’agir. Quel est ton nom ?

– Phaeïdr !

– Et moi, je m’appelle Scyaan, intervint la seconde, un peu jalouse.

Jehn lui sourit. Il leur caressa la joue et passa dans la chambre, où elles avaient apporté ses armes et sa bandoulière de cuir. Il en sortit ses vêtements d’écarlate. Lorsqu’elles aperçurent ses vêtements couleur de sang, les filles reculèrent, le visage marqué par l’effroi.

– Eh bien ? Que vous arrive-t-il ?

Il eut un mouvement dans leur direction, mais elles s’enfuirent dans la salle de bains. Interloqué, Jehn n’osa pas les suivre. Il secoua la tête, puis s’habilla, sous l’œil énigmatique du loup qui n’avait pas perdu une miette de la scène.

– Toi, bien sûr, tu ne m’expliqueras rien.

Il haussa les épaules. Demeuré seul, il se rendit sur la terrasse, d’où l’on dominait toute la ville. Au loin, les brumes avaient repris leur droit et voilaient la digue immense qui n’apparaissait plus que sous la forme d’une vague ligne sombre. Parfois, un geyser d’écume témoignait du combat incessant que le gigantesque édifice menait contre les assauts de l’Océan. Le soleil avait disparu, masqué par une épaisse couche de nuages. Malgré la saison, un froid persistant mordait les lieux.

Il songea à Trois-Chênes, et aux fêtes qui se préparaient à cette époque de la Nuit Courte. Il était coutume alors de se baigner la nuit, lorsque la lune était pleine, dans les eaux de l’océan, attiédies par le soleil qui les avait réchauffées toute la journée durant. Il se souvint des nuits d’amour enfiévrées qu’il avait partagées avec Myria sur les plages de sable abritées des vents. Il serra les dents. Si les dieux le permettaient, ils s’aimeraient encore face aux flots sombres de la nuit, sous la protection de Leh’ness, la déesse de la lune.

Un bruit le tira de sa rêverie. Asdahyat venait d’entrer. Elle avait revêtu une robe très décolletée qui ne cachait pratiquement rien de sa poitrine. Sur son visage était peint un papillon aux couleurs chatoyantes où dominait le vert. Ce masque insolite contrastait avec sa chevelure flamboyante. Elle l’observa avec un sourire ambigu.

– Ainsi, je ne m’étais pas trompée, dit-elle.

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Vas-tu t’enfuir, toi aussi, comme ces deux filles ?

– Certainement pas ! Viens ! Nous sommes attendus.

Elle éclata de son rire espiègle, puis glissa son bras sous le sien. Il comprit qu’elle ne lui dirait rien de plus et la suivit hors de la chambre.

Quelques instants plus tard, ils pénétraient dans une salle immense, le loup sur les talons. Entre les baies étroites ouvrant sur la terrasse qui cernait le lieu, des fresques aux couleurs passées décoraient les murs, retraçant des scènes de chasse ou de bataille. Des colonnes sculptées en bas relief soutenaient le plafond couvert de lattes de bois. Jehn n’avait jamais rien vu de semblable. Des lustres équipés d’une multitude de lampes à huile luttaient contre la nuit naissante, diffusant un éclairage d’un jaune doré.

Des serviteurs achevaient d’installer des victuailles sur de longues tables basses. Plats de viandes en sauce, plateaux de fruits inconnus, pâtés de légumes ou de gibier. Une quarantaine de courtisans bavardaient par petits groupes. Les visages étaient tous fardés, parfois de manière grotesque. Il était délicat de distinguer les femmes des hommes.

Une onde glaciale parcourut le cœur de Jehn. Il émanait des lieux un malaise impalpable, comme si des esprits néfastes y avaient élu domicile.

Tout au fond, une estrade dominait la salle. Un siège imposant l’occupait. Un homme aux cheveux gris, de forte corpulence, y était assis. Son visage rouge et ses yeux injectés de sang trahissaient l’abus d’alcool. Cependant, son visage témoignait d’une réelle autorité. À ses côtés se tenait une très jeune femme aux yeux tristes, à la beauté fragile. Elle était vêtue d’une longue robe blanche, qui contrastait avec les habits bariolés des autres convives. De longs cheveux blonds croulaient en nappe épaisse sur ses épaules. Une ceinture d’une matière inconnue, d’un jaune brillant, incrustée de pierres rouges, enserrait sa taille.

Elle fut la première à l’apercevoir. Aussitôt, Jehn vit un sourire fugace étirer ses lèvres, qui la rendit soudain très belle.

Près de l’estrade, se détachant des courtisans aux vêtements bariolés, trois personnages âgés vêtus de longues toges grises bavardaient. Un col haut dissimulait leurs traits.

Les visages de l’assistance se tournèrent vers Jehn. L’instant d’après, un silence de mort s’abattit sur la foule. Tous les invités semblaient frappés de stupeur. Près de lui, une femme chancela et balbutia des mots incompréhensibles.

Il se tourna vers Asdahyat.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Elle dit que tu es l’Homme Rouge ! L’Homme Rouge de la prédiction !

Le Prince Déchu
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